L’intérêt de proposer aux lecteurs de cet article c’est qu’il conserve encore toute sa pertinence malgré les six années écoulées depuis sa première parution.

La Rédaction

J’accuse !!!!!

 

Par le professeur Wesner Désir

 

Comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Cette phrase, par sa pertinence, sa profondeur etsurtout sa résonnance, provoqua il y a un siècle, un véritable soubresaut dans le paysage politique et institutionnel français. Il s’agissait de mettre l’éloquence et l’intelligence au service d’une cause que l’on eut dit noble.

 

Aujourd’hui, plus que jamais, me voilà obligé d’emprunter cette même expression pour interpeller, dans des circonstances quelque peu similaires, la conscience de nos compatriotesquant à un cas, que j’eus pu considérer comme une sorte d’infamie qui vient de se produire dans la société haïtienne. Peut-être dissiez-vous, a raison d’ailleurs, que je n’eus eu pas l’éloquence et l’intelligence du Sieur Emile Zola.

 

Je vous l’eus concédé volontiers. Mais la force des choses m’obligerait à faire preuve, au tant que peut se faire de grandeur comme il l’eut tenté en son temps. Le hic c’est que j’en viens, par cette démarche à vous inviter, dans la mesure du possible, à emprunter sa voie. Tel est le sens et la portée de cette initiative que j’entreprends, pour le besoin de la cause aujourd’hui. Car au regard des bien-pensants, il serait impératif de porter la société à s’engager résolument dans cette quête incessante et ultime de noblesse d’esprit et de comportement à la fois, comme sentiment et/ou comme but ultime.

 

Si j’utilise ce titre c’est pour exprimer paradoxalement l’état de mal-être que j’éprouve depuis quelque temps et d’inviter du coup mes concitoyens a faire preuve de grandeur dans les positions qu’il adoptent ce, en toute circonstance J’ai suivi à la radio avec beaucoup d’attention mais surtout avec une profonde consternation certaines bribes d’une conférence de presse présentéepar un compatriote haïtien pour dénoncer et accuser publiquement certaines personnalités qu’il prétend être impliquées dans des activités louches ou, voire criminelles.

 

Je connais et/ou je reconnais l’immense effort qu’un professionnel haïtien, de souche paysanne de surcroit, doit consentir pour se tailler une place au soleil de notre chère Haïti. Car point n’est besoin de convaincre qui que ce soit du fait que notre société est très loin d’être une terre d’opportunité. C’est pourquoi je prends la précaution de nuancer, au mieux de mes capacités, mes propos pour éviter de porter préjudice à qui que ce soit. Car je ne saurais en aucun cas faire de mes écrits un objet d’inquisition. Mais n’est-il pas dans le même temps de mon devoir de citoyen d’interpeler, à la manière d’Emile Zola dans l’affaire Dreyfus, la société haïtienne quant à la gravité des accusations d’escroquerie et de crime portées par un citoyen bien connu, militant des droits des victimes des coopératives et réputé proche du régime en place, contre une personnalité supposée morale, notaire public, leader politique et Premier Ministre nommé. Je dénonce l’attitude permissive de la société, la passivité et le laxisme des autorités concernéesquant à l’impérieuse nécessité d’interpeler l’accusateur en question afin de faire la lumière sur le dossier. « La justice ne vit pas de scandale, elle en meurt » dixit l’honorable magistrat Etzer Vilaire, écrivain, président de la prestigieuse cour de cassation du début des années 1930.

 

« Lorsque dans un peuple, la plupart sont mécontents et blasés, l’esprit civique de ce peuple estagonisant et le pays est menacé » Chers amis lectrices et lecteurs c’est une citation qui vous estplus ou moins familière, je suppose. Car je me rappelle l’avoir utilisée à maintes reprises. Néanmoins les circonstances dans lesquelles je l’emploie aujourd’hui sont très particulières. Car je ne saurais me garder de vous avouer que, face au dernier tournant que prend la conjoncture, je me sens déprimé et blasé. Perçu comme étant fort et courageux, peut-être vous demanderiez-vous : « Qu’est ce qui pourrait m’affecter au point de me rendre déprimé et blasé ? » Je vous réponds, d’entrée de jeu, que vous avez raison. Néanmoins, témoin oculaire des événements du 6 au 8 juillet 2018, qui traduisent un état de malaise profond dans la société. Je n’en reviens pas que les élites dirigeantes n’aient pas su mesurer l’ampleur de la situation et adopter, les mesures et dispositions appropriées.

 

A quelque chose malheur est bon, dit le vieil adage. En plus d’exprimer mon mal être à la suite des événements dramatiques que je viens d’évoquer, cet exercice m’offre, tout au moins, l’occasion d’apporter un éclairage sur la notion de blasé utilisée dans l’une des citations qui servent, quelque peu de liminaire au présent texte. Pour ce faire, je me réfère à l’ouvrage deGeorg Simmel, l’éminent philosophe allemand intitulé : « Les grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de sociologie des sens » dans lequel l’auteur propose un éclairage magistral de la notion de blasé que j’ai le privilège de partager avec vous.

 

 

Éclairage sur la notion de blasé

 

Le Concept réfère à une personne, dont les sensations les émotions sont émoussées, et qui n’éprouve plus de plaisir à rien.

D’une approche lexicale à une définition scientifique.

 

Est blasé celui dont les sens se sont émoussés à force d’être mis à contribution : le blasé n’est plus capable de rien ressentir : « de même qu’une vie de jouissance sans mesure rend blasé parce qu’elle excite les nerfs jusqu’aux réactions les plus fortes, si longtemps que finalement ils n’ont plus aucune réaction, les impressions les plus anodines comprises, provoquent des réponsesviolentes par leurs changements rapides et contradictoires, les bousculent  si brutalement  qu’ils donnent leur dernière réserve de force et que, restant dans le même milieu ou soumis aux mêmesconditions ils n’ont pas le temps d’en rassembler une nouvelle. »

 

Je m’en tiens à ces définitions pour porter, dans la mesure du possible, les élites dirigeantes àremettre en cause leur mode de gouvernance qui semble se caractériser par le laisser-faire ou le mépris des couches majoritaires de la société. A savoir les gens des classes moyennes et les couches défavorisés. Dommage tout porte à croire que ces élites ne sont pas prêtes à se départird’avec les pratiques traditionnelles caractérisées par l’arrogance, le mépris de l’intérêt général et l’absence de solidarité à l’égard des couches défavorisées. Une situation pareille ne vise qu’àamenuiser le lien social et à saper les fondements de la société.

Voilà ce qui constitue la trame de la réalité socio-économique, politique, culturelle, idéologique et institutionnelle du pays.

 

Les événements des 6, 7et 8 juillet 2018, thérapie de choc ou symptôme d’un mal-être collectif

 

Les événements profondément dramatiques des 6,7, 8 juillet représentent, à bien des égards une véritable thérapie de choc dont les enseignements doivent porter la société en général et les couches dominantes en particulier à remettre en cause le modèle inique qui a accouché de cette société de « chen manje chen » (homo homini lupus) à laquelle on assiste tous les jours et dont les spectres hantent continuellement notre existence de peuple.

 

Pour établir une meilleure clarté de l’idée que je voudrais partager avec vous, permettez-moi, pour les besoins de la cause, de parodier quelque peu cette assertion tirée de l’ouvrage de Platonl’éminent philosophe et théoricien du développement grec intitulé   ‘’La République’’ que je me permets de formuler ainsi - Les gens des couches dominantes en Haïti sont semblables a de véritables prisonniers enchainés, qui ne saisissent de la société que ce qui constitue leurs menusintérêts qu’elles ne parviennent que très chichement à exploiter. Il leur faut briser leur chaine, se défaire de leur mesquinerie pathologique, pour pouvoir retrouver dans le progrès un sens indispensable à leur existence comme force sociale d’avant-garde capable de conduire véritablement la société au progrès, la modernisation et au développement. Tel est l’enjeu qui s’impose à elles toutes aujourd’hui. Fin de la parodie.

 

Un autre regard sur la gouvernance en Haïti

 

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer ». Cette approche tirée du corps de pensées marxistes vaut tout son pesant d’or en Haïti aujourd’hui, car nos autorités nous gavent de discours progressistes sinon développementistes. Or plus on enparle plus cela va mal. Passons de la parole aux actes. Messieurs pour l’amour du ciel.

 

Le Président de la République, lors d’un discours fleuve prononcé à l’occasion de la remise officielle de l’ampliation de l’arrêté de nomination du premier Ministre, parlait de la raréfaction de ressources monétaires nécessaires au financement du développement national.

 

La question qu’il faudrait se poser est la suivante : « Est-ce que les autorités en général et le président de la République en particulier disposent d’information relative à l’état financier des banques publiques (BNC,BPH) Ainsi que les sociétés d’économie mixte, telles que les Moulins d’Haïti, la Cimenterie Nationale (CINA) la NATCOM, d’autres entreprises telles que l’ONA, l’OFATMA, L’OAVCT, l’usine sucrière de Darbonne, l’autorité aéroportuaire nationale (AAN),l’APN etc. les fonds de pension du secteur public. Voilà autant de sources pour trouver des fonds additionnels de financement, des projets de développement.

 

Alors contrairement à ce qui est véhiculé comme idées reçues, les problèmes relatifs au développement du pays relèvent, en grande partie d’un appareil d’État considéré comme une vache laitière destinée presqu’exclusivement à enrichir une large frange importante des élites. Pour mieux comprendre cette situation, je vous présente un extrait d’une dépêche publiée le 19 septembre 1895 par le Ministre Conseiller d’Espagne d’alors accrédité à Port-au-Prince et je cite : « En Haïti les principes moraux n’existent pas et leur absence, dans le domaine administratif, a atteint maintenant son point culminant Personne ici, véritablement personne, que ce soit parmi les grands ou les petits, n’éprouve de honte à voler l’Etat ».

 

….’’ Un pays si riche, cela fait vraiment pitié de le voir en même temps si misérable, du fait de sa funeste administration. Avec seulement un peu d’ordre et d’économie, on pourrait en faire un joyau, mais chaque jour qui passe conduit à l’amère observation que les choses y vont de mal en pis. Les gouvernements se soucient uniquement de se maintenir au pouvoir...’’ fin de citation.

Eléments pour mieux appréhender l’histoire

 

Loin de chercher midi à quatorze heures, les propos tirés de cette dépêche et rapportés par le professeur Damien François dans son ouvrage, Haïti sur les chemins du développement’’,fournissent, de manière non équivoque, des pistes d’éclairage aux uns comme aux autres pour mieux cerner les tenants et aboutissants des problèmes du développement auxquels la société haïtienne est confrontée. A plus de cent ans d’intervalles, le constat reste le même.

 

Peut-être auriez-vous tendance à parler de constance, non il ne s’agit pas d’une simple constance il s’agit au contraire d’invariants structurels. Je termine le texte en essayant, de fournir des éléments d’explication de cette notion qui, à bien des égards, pourrait servir de grille pour mieuxcomprendre la complexité du réel haïtien dans sa nature et sa portée.

 

Invariants structurels.

 

Développé comme domaine de l’ingénierie du savoir, l’historien et journaliste français Jean-François Kahn définit la notion d’Invariant structurel de la manière suivante : «  une structure particulière qui, dans une continuité historique, contribue à fabriquer du stable avec l’évolutif, n’évolue elle-même qu’en fonction de la nécessité de protéger et de consolider cette stabilité, représente par défaut ce qui suivit à tout changement et résiste aux séquences de rupture en ne modifiant sa forme que pour préserver dans son être. »

 

« Ce ne sont pas les mutations qui déterminent l’évolution, mais les réaménagements auto-protecteurs que ces mutations provoquent ». La notion d’Invariants structurels telle qu’elle se définit et se développe comme grille d’analyse se doit dans, le cas d’Haïti de porter les scientifiques sociaux et autres théoriciens du développement à aborder les problématiques de développement avec beaucoup plus de rigueur. Car très souvent nous nous remettons aux seules libéralités des lois et des mesures administratives pour changer le cours des choses sans tenir compte des institutions antérieures qui, quoique mises à l’écart avec fracas, continuent subtilement mais sûrement à damer le pion à celles sont considérées comme nouvelles ou même à la rigueur révolutionnaire. Par exemple, le pacte colonial et le code noir en dépit de certains progrès accusés par la société haïtienne en matière de droit et de liberté continuent, en quelque sorte à caractériser les rapports entre les couches dominantes et le reste du corps social. Par exemple les trois versions du code rural (1826/1864/1964) comportent, à bien des égards certains vestiges du code noir et du pacte colonial, la question des enfants en domesticité (Restavèk) est un témoignage probant des vestiges du dispositif institutionnel politique économique pendant les périodes coloniales.

 

En conclusion

 

Vieux de plus de trente ans, le régime politique prôné par la constitution de 1987 a été l’objet de multiples soubresauts caractérisés par :

 

- Deux coups d’État ((1991/2004) ; 
- Absence des lois d’application et de dispositif institutionnel y afférents ;
- Irrégularité relative à la ferme garantie de l’alternance ; tenue irrégulière des élections 
- Mépris du caractère républicain de l’État marqué par l’absence de l’ensemble de l’appareil des collectivités locales ;
- Irrespect des normes en matière de choix des candidats au poste de Président et de
- Premier Ministre et d’autre ;
- Un présidentialisme anachronique ;
- Une administration publique en proie à l’inertie, aux pratiques souvent sclérosées comme frein aux changements.
-  

 

Ce cas concerne une fois au moins le Président de la République qui a été soupçonné de double nationalité. (Quant aux Premiers Ministres, au moins trois d’entre eux ont été soupçonnés d’avoir la double nationalité

- L’actuel Président de la République est soupçonné de blanchiment des avoirs ?)
- Deux n’ont pas été en règle avec le fisc.
- Le dernier cas en date considéré comme un coup de massue, c’est l’accusation présuméed’escroquerie et de criminel portée contre l’actuel Premier Ministre nommé.

 

L’État est par nature moral, ses dignitaires doivent être absolument au-dessus de tout soupçon. En conséquence les accusations portées par le coordonnateur du CONASOVIC contre la personne du Premier Ministre nommé doivent être documentées et saisie par la justice afin de le laver de tout soupçon sinon constituera une nouvelle raison d’avilir l’État-nation d’Haïti qui est en proie depuis quelque temps à des cas de scandales récurrents.

 

Ce silence pèse très lourd, car « qui ne dit mot consent ». La société doit se départir d’avec cettepratique de « Kase fèy kouvri sa » (le laisser-faire).

 

Des partis politiques victimes d’une règlementation scélérate, destinée à les détourner de leur mission de socialisation et d’institutionnalisation véritable de la démocratie.

 

D’une société civile dégénérescente dévoyée, instrumentalisée et incapable fondamentalement d’accompagner le pays dans sa quête de modernisation, de progrès et de développement.  

 

Wesner Désir

Professeur

 

Source : journal „Alter Presse“, 2018