Pourquoi la demande d’une intervention étrangère formulée par Haïti se heurte à la réticences sino-russes ?
La Chine et la Russie ont exprimé des réserves quant à la perspective de déploiement d’une force internationale armée en Haïti à la demande du gouvernement haïtien, lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, le 17 octobre 2022, à New York.
La Chine avait fait part de ses préoccupations, quant au contexte dans lequel se déploierait cette force internationale, tout en appelant à la « prudence », alors que des manifestations anti-gouvernementales se poursuivaient sans relâche en Haïti, manifestations qui sont loin de tarir.
« Le gouvernement manque de légitimité et est incapable de gouverner. L’envoi d’une telle force d’action rapide aura-t-il le soutien des différentes parties en Haïti ou fera-t-il face à de la résistance, voire provoquera-t-il des confrontations violentes avec la population ? », s’était interrogé l’ambassadeur chinois Geng Shuang. Même inquiétude exprimée par la Russie, dont le représentant, Dmitry Polyanskiy, avait demandé de « peser toutes les conséquences » du déploiement éventuel d’une force internationale en Haïti. La Russie avait également critiqué des « interférences dans le processus politique haïtien » de la part d’« acteurs régionaux connus, qui considèrent le continent américain comme leur arrière-cour ».
Rappelons que le 7 juillet 2021, l’ex-président Jovenel Moïse a été assassiné par un commando dont l’identité reste encore mystérieux : Colombie, États-Unis, République dominicaine, plusieurs pays sont cités dans l’affaire mais les soupçons vont surtout en direction de Washington qui n’a pas tardé à apporter dès le 20 juillet, soit deux jours après l’assassinat de l’ex-président, son soutien à son successeur Ariel Henry, l’homme qui demande désormais à ce qu’une force internationale, lisons « américaine », soit déployée au pays.
Les soupçons sur une implication américaine directe dans l’assassinat pèsent d’autant lourds que les États-Unis supportaient mal, trop mal, le rapprochement du président Moïse avec la Chine. Au fait, Moïse avait sans cesse les yeux rivés sur l’exemple de la République dominicaine, qui a récemment reconnu la Chine, rompu ses relations diplomatiques avec Taïwan et avait même reçu de ce fait l’aide de Pékin dans sa lutte contre le coronavirus. Et ce rapprochement, Washington le digérait mal. Durant une audition devant la commission de la Chambre des représentants, le 17 juin 2021, l’ambassadrice américaine à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, confirmait l’agacement américain face à l’influence chinoise grandissante. L’ambassadrice n’a même pas hésité à l’époque à critiquer la « diplomatie vaccinale » de Pékin qui mettrait « une énorme pression » sur Haïti afin que l’île caribéenne ne reconnaisse plus Taipei.
Washington avait-il peur que Moïse finisse par se rapprocher de la Chine, pire par créer une alliance à trois avec la République dominicaine où la Chine construit un chemin de fer ? Au regard de l’importance de l’enjeu, Moïse commençait à réellement gêner, ce qui rend plus que probable que son assassinat ait été l’œuvre des Américains. Mais son élimination, il y a plus d’un an, a-t-elle permis aux USA de regagner le terrain perdu ? Pas tout à fait. D’où l’appel de l’actuel président haïtien à un « redéploiement de troupes US » sur l’île où les États Unis veulent sans nul doute raffermir leur présence via à un « nettoyage anti Chine ».
Or s’il est vrai que le gouvernement haïtien a demandé une intervention de la part de la communauté internationale, toute forme d’aide américaine, le moindrement musclée à la perle des Antilles, risque de se heurter à un lourd bagage historique largement méconnu du public américain.
En effet, au début du XXe siècle, alors que les États-Unis émergent comme une véritable puissance mondiale, Haïti est secouée par une grave instabilité : de 1911 à 1915, pas moins de sept de ses présidents sont assassinés. Se donnant le rôle de sauveur en voulant mettre fin à ce chaos, les États-Unis, sous le commandement du président Woodrow Wilson, interviennent en envoyant des centaines de marines en 1915. L’opération se transforme rapidement en occupation, et l’occupation, en tentative de quasi-colonisation.
À la suite de l’adoption du traité du 16 septembre 1915, les finances haïtiennes sont de facto placées sous le contrôle du gouvernement américain, tout comme l’est la nouvelle gendarmerie haïtienne, « supervisée » par des officiers américains. Deux ans plus tard, en 1917, alors qu’il obtient une déclaration de guerre contre l’Allemagne de la part du Congrès afin d’envoyer les soldats américains en Europe, Wilson dépêche le secrétaire adjoint de la Marine à Haïti pour réécrire la Constitution du pays. Il s’agit, en quelque sorte, d’une manœuvre additionnelle contre l’Allemagne : bien que peu nombreux sur l’île d’Hispaniola, les Allemands dominent largement le commerce d’Haïti au début des années 1910.
Craignant l’influence allemande si près du territoire américain, et ce, bien avant le déclenchement de la Grande Guerre en 1914, les Américains voient dans cette « reconstruction » d’Haïti quelques années plus tard l’occasion rêvée d’asseoir leur pouvoir dans la région et de refouler une des plus importantes puissances de l’époque.
Une Constitutiuon parrainée par les États-Unis est donc écrite et adoptée, contre la volonté des législateurs haïtiens. Ce texte, entre autres choses, ouvre explicitement la porte à l’achat de terres par des intérêts américains, transaction jusque-là vivement prohibée, et instaure un système d’exploitation du labeur haïtien par des entreprises américaines. En guise de représailles contre les députés qui se sont dressés contre cette Constitution, le nouveau président haïtien, mis en place par Washington, dissout l’assemblée législative du pays… qui demeurera ainsi pendant plus de 10 ans.
À son retour d’Haïti, le secrétaire adjoint de la Marine est sélectionné comme candidat vice-présidentiel du Parti démocrate en vue des élections de 1920. Pendant la campagne, il se vante activement et à répétition d’avoir personnellement écrit la Constitution d’un pays étranger. « Et, si je puis dire, c’est une assez bonne Constitution », se félicite-t-il dans ses discours. Bien que mordant la poussière dans sa tentative d’accéder à la vice-présidence en 1920, il fait flèche de tout bois lorsqu’il lance sa campagne présidentielle, une décennie plus tard. En 1932, il est élu président des États-Unis dans un raz-de-marée électoral, et devient l’un des plus importants dirigeants politiques du XXe siècle sur la planète. Il s’appelle Franklin Delano Roosevelt.
Et lorsqu’il est assermenté, en mars 1933, les Marines américains occupent toujours Haïti. L’occupation américaine aura duré 17 ans, de 1917 à 1934. Bien qu’il ait pris fin il y a plus de trois quarts de siècle, ce contrôle a laissé des traces dans l’imaginaire haïtien, à telle enseigne que toutes les administrations qui se sont succédé à la Maison-Blanche depuis s’en sont surtout tenues à de l’aide financière pour le pays. Les États-Unis ont sans doute donné davantage à Haïti, en aide directe et indirecte, que tout autre État du monde.
Lorsque le terrible séisme a dévasté le pays, en 2010, le président Barack Obama a demandé à ses deux prédécesseurs immédiats, Bill Clinton et George W. Bush, de mener un vaste effort de sensibilisation et de collecte de fonds (Clinton et Bush ont amassé plus de 50 millions de dollars américains). Et dans les années qui ont suivi, ce sont des centaines de millions de dollars qui ont été investis annuellement par le Trésor américain en aide à Haïti.
C’est pour cette raison que, le 15 juillet, Biden avait formellement refusé d’y envoyer des soldats américains : car il le savait, les Haïtiens ne les accueilleraient pas à bras ouverts, et l’issue d’une telle mission serait de toute façon incertaine voire « catastrophique » pour les Américains car le peuple haïtien a la Résistance dans le sang. L’affaire est loin d’être close pour la Chine et la Russie.
source : Pars Today